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Sommaire de la série
- La dimension prophétique de l’Église
- L’Église comme peuple prophétique dans le livre des Actes
- 1 Corinthiens 12 à 14 : Le Corps du Christ comme peuple prophétique
- Apocalypse 11.3-14 : Les deux prophètes et le témoignage prophétique de l’Église
- L’Église comme peuple prophétique
En plus du livre des Actes et de 1 Corinthiens 12 à 14, étudiés dans les deux précédents articles, un troisième texte constitue une contribution majeure sur la dimension « prophétique » de l’Église, il s’agit de la vision d’Apocalypse 11.3-14 sur les deux témoins-prophètes.
L’interprétation collective des deux témoins-prophètes
L’identification de ces deux témoins-prophètes a donné lieu à de nombreuses propositions au cours de l’histoire de l’exégèse. Dans l’histoire de l’interprétation, on y a parfois vu l’annonce de la venue de deux prophètes particuliers peu avant le retour du Christ. Dans le christianisme ancien, on a souvent lu en Apocalypse 11 l’annonce du retour d’Élie et Hénoch dans les derniers jours. La référence à Hénoch est difficile à déduire du texte. En revanche, il y a clairement une référence à Élie et à Moïse (voir plus bas). Cela dit, l’interprétation la plus probable n’est pas celle de leur retour « en personne » mais le fait que les deux témoins-prophètes sont situés dans la continuité du ministère de ces deux illustres prophètes. Que représentent alors ces deux figures ? Pour une très large majorité des commentateurs contemporains, ces deux témoins-prophètes figurent le témoignage prophétique collectif de l’Église.
Cette interprétation peut s’appuyer sur des arguments solides :
- La manière dont le récit est introduit donne l’impression que les deux témoins sont déjà là et qu’une mission leur est confiée : « je donnerai à mes deux témoins de prophétiser » (v. 3). Le texte ne dit pas « j’enverrai deux témoins » ou « je susciterai deux témoins ».
- La manière dont sont introduits les deux « témoins » est assez surprenante d’un point de vue grammatical : littéralement : « et je donnerai à mes deux témoins et ils prophétiseront (verbe profèteuô) » (Ap 11.3). Certes, la syntaxe de l’Apocalypse surprend souvent et a fréquemment recours à de tels sémitismes. Néanmoins, comme l’ont montré plusieurs spécialistes, ces constructions surprenantes sont régulièrement utilisées par l’auteur pour attirer l’attention sur la reprise d’une formulation traditionnelle ou issue de l’Ancien Testament. Il est donc possible que la construction atypique de la formule d’Apocalypse 11.3 ait pour but d’attirer l’attention du lecteur. S’il fallait voir un tel procédé en Apocalypse 11.3, Joël 3. 1 serait un bon candidat : il s’agit, à ma connaissance, dans toute la littérature juive ancienne de langue grecque, du seul autre texte où le verbe prophétiser (profèteuô) est également employé au futur et au pluriel : « et ils prophétiseront » (cf. Ac 2.17-18). De plus, la mention du « feu », du « sang », de la « terre » et du « ciel » en lien avec les « fléaux » accomplis par les deux témoins-prophètes (Ap 11. 5-6) rappelle les « prodiges » de Joël 3. 3. Comme nous l’avons vu dans un article précédent, Actes 2 montre que ces prodiges annoncés par Joël ont pu être compris comme correspondant aux « signes et prodiges » accomplis par Jésus puis ses témoins.
- La présentation des deux prophètes comme des « témoins » de Jésus fait écho aux nombreux textes du Nouveau Testament qui présentent les disciples du Christ comme des « témoins ». On peut remarquer, en particulier, que la péricope d’Apocalypse 11.3-14 rappelle les récits d’envoi en mission des évangiles synoptiques : les disciples sont envoyés « deux par deux » (Mc 6.7 ; Lc 10.1), dans un contexte d’hostilité et de persécution (Mt 10.16-33 ; Lc 10.3) ; ils sont porteurs d’un jugement contre les « villes » qui ne les reçoivent pas (Mt 10.14-15 ; Mc 6.11 ; Lc 9.5, 54 ; 10.10-12), un jugement similaire à celui de « Sodome » (Mt 10.15 ; Lc 10.12 ; cf. Ap 11.8) ; ces villes auraient mieux fait de montrer leur repentance en revêtant le « sac » (Mt 11.21 ; Lc 10.13 ; cf. Ap 11.3). Un passage des évangiles concentre à lui seul l’ensemble de ces parallèles avec Apocalypse 11 : il s’agit de l’envoi des Soixante-douze disciples en Luc 10 ; un envoi qui, selon l’interprétation la plus probable, préfigure la mission de tous les croyants parmi les nations.
- Les deux témoins-prophètes sont identifiés aux « deux chandeliers qui se tiennent devant le Seigneur de la terre » (v. 4). Or, les seules autres fois où l’Apocalypse utilise l’image du « chandelier », c’est pour se référer aux Églises. En Apocalypse 1.12-13, le Christ ressuscité est présenté comme se tenant au milieu de « sept chandeliers d’or ». Celui-ci explique ensuite à Jean la signification de cette image : « les sept chandeliers sont les sept Églises » (Ap 1.20 ; cf. Ap 2.1,5).
- La description du cadre du ministère des deux témoins-prophètes est étonnante : il s’agit de « la grande ville, celle qui est surnommée spirituellement Sodome et Égypte, là aussi où leur Seigneur a été crucifié » (v. 8). On a ainsi un mélange de Jérusalem, Sodome et l’Égypte et même de Babylone puisque l’expression « la grande ville » désigne, dans la suite de l’Apocalypse, exclusivement « Babylone, la grande » (Ap 16.19 ; 17.18 ; 18.10, 16, 18, 19, 21). Le cadre de la mission des deux témoins-prophètes semble donc être celui d’une ville-monde qui s’étend de Jérusalem vers toutes les nations. Le fait que les deux témoins soient observés par « les habitants de la terre » s’expliquerait mal dans le cas d’un ministère localisé de deux individus. En revanche, il se comprend bien si ces deux prophètes représentent le témoignage collectif de tous les croyants.
- L’utilisation de figures individuelles pour symboliser un groupe humain est courante dans l’Apocalypse. C’est le cas notamment de la « femme » du chapitre 12 qui représente vraisemblablement l’ensemble des croyants, tout comme « l’épouse » d’Apocalypse 21.2. C’est le cas de la « bête » dont les diverses têtes ou cornes sont, au chapitre 17, explicitement identifiées à des « rois », ce qui suppose que la bête elle-même représente le royaume de ces rois.
- La mort des deux prophètes se produit suite à une « guerre » avec la « bête » (Ap 11.7). Or, ailleurs dans l’Apocalypse, lorsqu’une figure diabolique fait la « guerre » avec des humains, c’est toujours avec les saints dans leur ensemble (Ap 12.17 ; 13.7 ; 20.7-9).
- Le fait que tous les croyants puissent avoir collectivement une fonction prophétique s’accorde bien avec la manière dont l’Apocalypse décrit l’ensemble des croyants comme des « prêtres » et des « rois ». La salutation initiale adressée aux sept Églises d’Asie présente Jésus-Christ comme celui qui « a fait de nous un royaume, des prêtres pour Dieu » (Ap 1.6). Une affirmation similaire se trouve dans la louange à l’Agneau d’Apocalypse 5.9-10. En Apocalypse 20.6, Jean indique que les élus « seront prêtres de Dieu et de Christ, et ils règneront avec lui pendant [les] mille ans ». L’Apocalypse affirme donc, à trois emplacements stratégiques de l’œuvre, le sacerdoce et le règne de tous les croyants en Jésus-Christ. L’idée que tous les croyants forment un peuple-prophète s’accorde bien avec cet accent du livre sur le ministère de tous les croyants.
En quoi l’Église a-t-elle une dimension prophétique ?
Qu’est-ce que ce passage d’Apocalypse 11 nous enseigne par rapport à la dimension prophétique de l’Église ?
Ce texte souligne à la fois la dimension corporative de la « prophétie » et la responsabilité individuelle des croyants en la matière.
- D’une part, ils constituent un peuple-prophète : c’est en tant qu’« Église » qu’ils brillent comme un « chandelier ». Ils sont revêtus d’un même habit. Ils portent un même message. Le « témoin » qui est mis à mort à cause de sa « prophétie » ne peut pas être dissocié du peuple auquel il appartient. Il y a bien une dimension corporative à la « prophétie » des croyants.
- D’autre part, à travers le modèle de figures individuelles, chacun est invité à prendre part à la mission prophétique du peuple auquel il appartient. Par le récit des deux « témoins-prophètes », c’est chaque croyant qui est interpelé, encouragé et responsabilisé dans sa « prophétie ». Chacun est invité à prendre conscience de ce qu’il est « prophète » à l’image des « deux prophètes », en prenant conscience de l’origine divine d’une telle vocation ou en étant placé dans la lignée d’illustres prédécesseurs (dont le plus illustre est le Christ ressuscité). Chacun est réconforté face à l’hostilité qu’il peut percevoir dans son témoignage.
Ce passage situe les chrétiens dans la lignée des prophètes des Écritures et du prophète par excellence, Jésus-Christ.
- D’une part, le texte situe clairement les deux témoins-prophètes dans la lignée d’Élie et de Moïse. Le « feu » qui dévore leurs ennemis (Ap 11.5 ; cf. 2 R 1.10-17), l’absence de pluie pendant trois ans et demi (Ap 11.6 ; cf. 1 R 17-18 ; Lc 4.25 ; Jc 5.17), et l’ascension dans la « nuée » (Ap 11.12 ; cf. 2 R 2.11) font écho au ministère d’Élie. Les « eaux changées en sang » parmi d’autres « fléaux » (Ap 11.6) ainsi que la mention de l’Égypte (Ap 11.8) font écho au ministère de Moïse. Ils se situent dans la continuité des grands prophètes du passé qui ont, eux aussi, dénoncé l’idolâtrie et annoncé le jugement. Eux aussi ont subi les moqueries, le rejet, la persécution et parfois la mort. Il n’y a donc rien d’étonnant si les croyants-prophètes subissent un même sort.
- D’autre part, la mort, la résurrection et l’ascension des deux prophètes sont clairement configurées sur celles du Christ. Ils sont des témoins de Jésus : leur lien au Christ est indissociable de leur identité.
L’absence de mention explicite du contenu du message des témoins-prophètes est frappante. Dans le récit d’Apocalypse 11, les deux prophètes ne disent rien. Cet aspect souligne probablement que c’est avant tout par leur vie, leur mort et leur espérance qu’ils prophétisent. Ainsi, la dimension prophétique du peuple de l’agneau se manifeste aussi dans leur attitude. Dans l’Apocalypse, le « témoignage » chrétien consiste d’abord à rester fidèles à Dieu en ne faisant aucun compromis avec les pratiques idolâtres ou l’immoralité environnantes.
Même si leur message est d’abord appelé à s’incarner, ce message a aussi un contenu sous-entendu par le contexte de l’Apocalypse. La description de l’accoutrement (ils sont « revêtus d’un sac ») et des prodiges (du « feu », des catastrophes) accomplis par les deux témoins-prophètes suggère que leur message est avant tout un message de jugement et une invitation à la conversion.
Le fait que la mort, la résurrection et l’ascension des deux prophètes soient configurées sur celles du Christ suggère que l’œuvre de l’Agneau est au cœur de leur message. Ce point explique probablement la conversion finale des observateurs (Ap 11.13). Il faut d’abord qu’ils observent la mort, la résurrection et l’ascension pour que cette conversion puisse avoir lieu. De plus, celle-ci ne concerne pas un petit « reste » : le séisme n’a fait « que » sept mille morts et neuf dixièmes de la ville a survécu. Les « survivants » qui « rendent gloire au Dieu du ciel » sont ici présentés comme largement majoritaires. Derrière le message de jugement porté par les témoins, il y a donc bien une espérance de salut.
On ne pourrait minimiser l’importance donnée aux phénomènes extraordinaires ou miraculeux en lien avec la prophétie des deux témoins. Leur témoignage consiste en des actes miraculeux (Ap 11.5-6) et l’extraordinaire accompagne même leur après-mort (Ap 11.11-13). Il semble donc qu’Apocalypse 11 encourage à s’attendre à ce que le témoignage prophétique de l’Église s’accompagne de signes miraculeux.
Cet article est un résumé d’éléments développés dans le chapitre « L’Apocalypse : prophètes et prophétie dans un livre de prophétie » dans La prophétie chrétienne d’après le Nouveau Testament (Excelsis, 2022), p. 303-360.