L’Église comme peuple prophétique

Classé dans : Bible & Prophétisme | 0
Cet article s'insère dans la cadre de la série "La dimension prophétique de l'Église"

Dans les précédents articles, nous avons parcouru trois textes du Nouveau Testament qui évoquent la dimension prophétique de l’Église : le livre des Actes, 1 Corinthiens 12 à 14 et Apocalypse 11. Dans mon livre, je montre que les passages de l’Evangile de Matthieu qui présentent les envoyés du Christ comme des prophètes (Mt 10.40-42 ; 23.34) pourraient aussi être ajoutés au dossier. Dans cet article, je souhaite proposer quelques éléments de synthèse théologique (et biblique !) sur la dimension prophétique de l’Église.

Une conviction chrétienne fondamentale

La différence fondamentale entre la prophétie dans l’Ancien et le Nouveau Testament

La venue du Christ et le don de l’Esprit à l’Église marque un tournant majeur dans l’histoire du prophétisme. Dans l’Ancien Testament, le prophétisme est surtout l’affaire de figures individuelles. Le prophète de l’Ancien Testament apparait souvent comme une figure relativement solitaire, « seul contre tous ». Dans le Nouveau Testament, le prophétisme n’est plus limité à quelques figures individuelles mais l’Esprit de prophétie est déversé sur l’ensemble des croyants en Jésus-Christ.

Comme le montre la citation de Joël 3 en Actes 2, « tous », hommes et femmes, jeunes ou moins jeunes, esclaves et hommes libres, sont concernés par la venue de l’Esprit de prophétie. Tous ceux qui confessent « Jésus est Seigneur » sont des inspirés (1 Co 12.3), membres d’un peuple prophétique. Si certains semblent avoir un charisme plus particulier dans le domaine prophétique, ils ne sont que des « prophètes » au sein d’un « peuple-prophète ». La dimension ecclésiale est donc un aspect essentiel du prophétisme chrétien. C’est probablement cet aspect qui constitue la différence fondamentale entre la prophétie dans l’Ancien et le Nouveau Testament.

Les traits principaux de cette conviction

Peut-on préciser les contours de cette conviction ? Une comparaison des textes permet de relever quelques traits communs.

L’influence de Joël 3 est attestée par Actes 2. Il est possible qu’Apocalypse 11 y fasse également allusion. De même, plusieurs éléments d’1 Corinthiens 12 à 14 peuvent s’expliquer si l’on considère que Paul et les Corinthiens se savent au bénéfice de la réalisation de Joël 3. En ce sens, la conviction que tous les croyants sont au bénéfice de l’Esprit annoncé par Joël a probablement constitué un des fondements importants de cette conviction. Ainsi, il y a un fondement pneumatologique (= en rapport à la doctrine du Saint-Esprit) à cette conviction. C’est parce que « nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit » (1 Co 12.13) que Paul peut dire que nous pouvons « tous prophétiser » (1 Co 14).

La conviction de ce que l’Église forme un peuple prophétique a également un fondement christologique (= en rapport à la doctrine du Christ). En Actes 2, le déversement de l’Esprit à la Pentecôte est clairement présenté comme la conséquence de l’œuvre de Jésus-Christ, mort, ressuscité et monté au ciel. En 1 Corinthiens 12, Paul explique que ceux qui ont l’Esprit sont ceux qui « confessent » que « Jésus est Seigneur » et qui forment ainsi le « Corps du Christ ». En Apocalypse 11, le peuple-prophète est configuré sur la personne de Jésus-Christ. De même, Jean affirme que les croyants-prophètes sont « ceux qui ont le témoignage de Jésus » (Ap 19.10). Ainsi, la dimension prophétique de l’Église est indissociable de la personne et de l’œuvre de Jésus-Christ, lui qui est la « tête » de son Corps, l’Église.

En Actes et en 1 Corinthiens, un accent particulier est mis sur l’universalité des manifestations prophétiques qui en résultent : « tous » sont concernés. Cette universalité se manifeste sans faire de distinction entre les femmes et les hommes, les esclaves et les hommes libres, ni entre les Juifs et les non-Juifs.

Dans plusieurs textes, la question des miracles ou des « signes et prodiges » est associée à cette conviction. En Actes 2, ce lien est fait sur la base de la mention des « prodiges » en Joël 3. En Apocalypse 11, les actes prodigieux accomplis par les deux témoins-prophètes servent probablement de signes du jugement de Dieu. En 1 Corinthiens 12.7-10, la mention des guérisons et miracles dans la liste des « manifestations de l’Esprit » témoigne également d’un tel rapprochement.

La généralisation de la prophétie semble avoir quelque chose à dire quant au témoignage auprès des non-chrétiens. Dans les Actes, l’Esprit de prophétie équipe les croyants pour le témoignage depuis Jérusalem jusqu’au bout du monde (cf. Ac 1.8 ; 2.5-13 ; 4.31). 1 Corinthiens 14.24-25 indique que si « tous prophétisent », le « non-croyant » en vient à « tomber face contre terre et adorer Dieu ». Dans l’Apocalypse, le vocabulaire du témoignage est particulièrement associé à celui de la prophétie.

La perspective eschatologique est aussi un élément souligné par les textes. Actes 2 situe la réalisation de Joël 3 à la Pentecôte comme ouvrant une nouvelle ère, celle des « derniers jours » (Ac 2.17). En 1 Corinthiens 13.8-12, Paul précise que la prophétie est caractéristique d’un temps avant-dernier. La perspective eschatologique s’observe également dans la manière dont l’Apocalypse décrit le rôle des « prophètes » comme « témoins du Christ » en attendant que sonne la « dernière trompette » (Ap 11.14-19).

Une même conviction mais plusieurs applications possibles

Si plusieurs textes du Nouveau Testament témoignent de la conviction que les croyants en Jésus-Christ forment un peuple prophétique, ils en proposent des applications différentes. Il est en effet probable que le déploiement d’une telle conviction n’allait pas de soi. Comment se concrétise-t-elle dans la pratique, comment cela s’observe-t-il dans le vécu des communautés ? Luc, Paul et Jean proposent chacun une réponse différente à cette question.

  1. Pour l’auteur des Actes, la généralisation de la prophétie se manifeste par le fait que l’Esprit de prophétie est à l’œuvre au sein du peuple-prophète et qu’il agit en son sein de bien des manières. Le mouvement chrétien naissant forme un peuple prophétique, et c’est davantage collectivement qu’individuellement que se manifeste ce caractère prophétique. L’Esprit de prophétie est déversé sur « tous » plutôt que sur chacun. Ainsi, Luc n’a pas besoin de démontrer que chaque chrétien prophétise effectivement. Il lui suffit de souligner comment l’Esprit de prophétie est à l’œuvre au sein du mouvement chrétien naissant. De plus, cet Esprit ne se manifeste pas uniquement par une prophétie de type oraculaire, comme celle d’Agabus (Ac 11.28 ; 21.10-11), mais de nombreuses et diverses manières. C’est lui qui produit le parler en langues (Ac 2.4-13 ; 10.44-48 ; 19.6) et la prophétie collectives (Ac 19.6), qui inspire le témoignage des disciples (Ac 4.31), qui inspire la décision du concile de Jérusalem (Ac 15.28) ou qui met en place des anciens (Ac 20.28).
  2. Dans sa Première lettre aux Corinthiens, Paul aborde la question de la prophétie dans une perspective différente. Sa préoccupation est davantage pastorale puisque la lettre est écrite en fonction de la pratique de l’Église de Corinthe. Par un enseignement correctif, l’apôtre propose quelques principes pour une mise en œuvre communautaire de la généralisation de la prophétie. S’il ne remet pas en cause le fait que tout chrétien puisse prophétiser, il encourage la pratique d’un prophétisme qui prend en compte la nature de l’Église comme « construction » de Dieu et comme « Corps du Christ ». D’une part, la prophétie communautaire doit contribuer à la « construction » de l’Église : elle doit avoir pour objectif de participer à la croissance qualitative et quantitative de la communauté. Par conséquent, la prophétie doit être intelligible pour que les croyants puissent être « édifiés » (1 Co 14.2-19) et pour que les non-croyants puissent se mettre à « adorer Dieu » (1 Co 14.24-25). D’autre part, la prophétie doit se pratiquer dans l’ordre, conformément à la nature « organisée » du Corps de Christ (cf. 1 Co 12.14-31) et à la nature ordonnée d’un « Dieu de paix » (1 Co 14.33).
  3. Le livre de « prophétie » que constitue l’Apocalypse n’aborde pas la question de la pratique communautaire de la prophétie. La dimension prophétique de l’Église s’observe plutôt à travers le témoignage collectif des croyants dans une société hostile à leur message. Le peuple de l’Agneau est un peuple-prophète en ce sens qu’il se situe dans la continuité des illustres prophètes du passé comme Élie et Moïse, mais aussi dans le prolongement de son « Seigneur crucifié » (Ap 11.8). Comme eux, les membres du peuple-prophète sont appelés par Dieu à être ses témoins dans le monde. Comme eux, ils subissent le rejet et l’hostilité de leurs auditeurs. Ainsi, dans l’Apocalypse, la généralisation de la prophétie est vue dans l’optique de la figure juive du prophète persécuté. Toutefois, cette figure est relue à la lumière de l’Agneau mort, ressuscité et monté au ciel. Il y a une espérance au-delà de l’hostilité présente : une espérance pour les témoins-prophètes – celle de la résurrection –, et une espérance vis-à-vis des « observateurs » de leur témoignage – un jour, ils finiront par « rendre gloire au Dieu du ciel » (Ap 11.13).

Cette diversité d’applications montre que la dimension prophétique de l’Église a plusieurs implications.

  1. Elle implique le témoignage prophétique de l’Église au sein de la société, même si celui-ci semble parfois à contre-courant et peut aboutir à des persécutions.
  2. Elle implique aussi de laisser le Saint-Esprit conduire la marche et la parole de l’Église.
  3. Elle implique enfin une dimension plus charismatique se manifestant à travers des révélations prophétiques pouvant prendre différentes formes de discours et s’accompagnant parfois de « signes et prodiges ». Chaque croyant est invité à « désirer prophétiser » (1 Co 14.1) et à participer ainsi à la « construction » de l’Église.

Du point de vue de la théologie biblique, ces différentes implications doivent être affirmées ensemble. Toutes font partie du Nouveau Testament et il n’y a aucune raison théologique qui justifierait d’en privilégier l’une plutôt qu’une autre. Ce serait mettre de côté une partie de l’enseignement biblique au profit d’une autre. Ce serait refuser de se laisser interpeller par le texte biblique lorsqu’il ne correspond pas à nos habitudes ou à notre pratique.

La prophétie chrétienne se pratique dans le cadre d’un peuple-prophète

Dans mon livre sur la prophétie chrétienne, j’explique que l’on peut schématiser la communication prophétique en 3 étapes : (1) l’inspiration : le Saint-Esprit inspire la pensée du croyant ; (2) la transmission : celui-ci transmet le message ; (3) la réception : l’Eglise est appelée à accueillir et discerner la prophétie. (Ce schéma est présenté aussi dans une autre série d’articles sur ce site.)

Le fait que l’Eglise soit, par définition, un « peuple-prophète » a des implications concernant ces 3 étapes.

Du point de vue de l’inspiration, le croyant est invité à prendre en compte le cadre communautaire du culte chrétien. Ainsi, dans le contexte d’une réunion de l’Église, Paul invite à privilégier une forme d’inspiration intégrant « l’intellect » par rapport, probablement, à une forme d’inspiration plus extatique (1 Co 14.14-19). L’inspiré est appelé à être attentif à ce cadre communautaire : il doit prendre conscience de la présence possible de « non-croyants » (1 Co 14.23-25) ; il doit savoir « se taire » pour laisser la parole à d’autres (1 Co 14.30).

Du point de vue de la transmission, celui qui prophétise doit veiller à ce que sa prophétie participe à la construction de l’Église. Dans ce but, sa prophétie se doit d’être « intelligible » (1 Co 14.14-19), y compris des « non-croyants » qui pourraient être présents (1 Co 14.23-25). Il doit transmettre la prophétie en étant conscient que celle-ci a pour objectif d’exhorter, d’instruire et de réconforter (1 Co 14.3, 31).

Du point de vue de l’accueil de la prophétie, celle-ci est appelée à être discernée par l’Église. La communauté est appelée à prendre conscience de sa responsabilité dans le discernement : tous les croyants sont concernés (1 Co 14.29 ; 1 Th 5.20-22). De même, celui qui prophétise doit accepter de soumettre sa prophétie au discernement de l’Église (1 Jn 4.6). Il est normal que celle-ci discerne et discute de la suite éventuelle à donner à la prophétie (cf. Ac 21.12-14).

Celui qui prophétise doit se souvenir qu’il n’est pas plus inspiré que les autres croyants. Si tous ne manifestent pas les dons de l’Esprit de la même manière, tous partagent le même Saint-Esprit, tous les chrétiens sont autant inspirés. Dieu appelle les uns et les autres à des fonctions et des responsabilités différentes. Mais tous les croyants bénéficient de la même « onction prophétique », celle que le Christ a répandu sur tous les croyants à la Pentecôte (Ac 2.33). Il n’y a donc pas de personnes qui seraient plus « ointes » que d’autres dans l’Eglise. Il y a juste des « membres » qui ont des fonctions différentes dans le Corps.

Cet article résume des éléments issus du chapitre « L’Église comme peuple prophétique » dans La prophétie chrétienne d’après le Nouveau Testament (Excelsis, 2022), p. 363-386 (et ailleurs dans le livre).

<< Apocalypse 11.3-14 : Les deux prophètes et le témoignage prophétique de l’Église