« Libéraux » et « fondamentalistes » : plaidoyer pour la fin d’un étiquetage abusif.

« Faites pour les hommes tout ce que vous voudriez qu’ils fassent pour vous, car c’est là tout l’enseignement de la Loi et des prophètes. » (Matthieu 7.12)

J’ai le privilège d’avoir étudié la théologie dans une faculté évangélique (Vaux-sur-Seine), dans une faculté catholique (Lyon) et d’étudier désormais dans une faculté luthéro-réformée (Strasbourg). En passant d’un milieu à un autre, j’ai été frappé par la facilité avec laquelle nous, évangéliques, étiquetons de « libéraux » ceux qui ne partagent pas notre consensus sur l’inerrance de l’Ecriture ; et comment mes amis catholiques et luthéro-réformés étiquettent de « fondamentalistes » ceux qui ne partagent pas leur consensus historico-critique. Ces désignations sont, à mon avis, des étiquetages abusifs, et j’aimerais plaider en faveur de leur abandon.

Ils ne sont pas tous « libéraux » !

Le protestantisme libéral est un mouvement théologique complexe qui se caractérise notamment par une approche critique de l’Ecriture, un certain relativisme des doctrines, et une ouverture aux autres religions[1]. Des théologiens comme André Gounelle ou Raphaël Picon se présentent eux-mêmes comme « protestants libéraux » ; il en est de même de revues comme Evangile et Liberté ou même d’églises comme celle de l’Oratoire du Louvre à Paris.

Toutefois, tous les théologiens luthéro-réformés ne sont pas prêts à se définir ainsi, y compris parmi ceux qui ont une approche critique de l’Ecriture. J’ai même plutôt l’impression que les théologiens luthéro-réformés qui se présentent comme « libéraux » sont relativement minoritaires. De même, si la plupart des exégètes catholiques que je côtoie ont une lecture historico-critique de l’Ecriture, ils n’accepteraient certainement pas qu’on les désigne comme des « libéraux ».

Nous ne sommes pas tous « fondamentalistes » !

Seuls quelques mouvements évangéliques, principalement nord-américains, se définissent eux-mêmes comme fondamentalistes. Paradoxalement, ces fondamentalistes assumés ne se reconnaîtraient probablement pas dans les critiques courantes d’une « lecture fondamentaliste de l’Ecriture ». On leur reproche, par exemple, de « ne pas tenir compte du caractère historique de la Révélation biblique »[2], alors même qu’ils insistent fortement sur l’historicité du texte biblique ou qu’ils découpent facilement l’histoire de la Révélation en diverses « dispensations ».

La plupart des théologiens évangéliques français affirment l’inerrance de toute l’Écriture et défendent l’historicité des récits bibliques. Pourtant, je n’ai encore jamais rencontré de théologien évangélique qui se définisse lui-même comme « fondamentaliste ».

Ainsi, lorsque nous choisissons d’appeler l’autre « fondamentaliste » ou « libéral », nous lui collons bien souvent une étiquette dans laquelle il ne se reconnait pas. Pour des universitaires, adeptes de la précision académique, c’est une curieuse approche.

Un étiquetage qui permet de dénigrer l’autre en le réduisant à une caricature

Dans la bouche des uns et des autres, ces étiquettes sont loin d’être neutres ou anodines : elles sont synonymes de « dangereux, néfaste, à éviter, à surtout ne pas lire ». Bien entendu nos professeurs sont souvent bien plus subtils dans leur approche, mais lorsque l’étudiant entend « le mot » dans sa bouche, il ne perçoit pas toujours les nuances. Et il sait que si son professeur attribue un point de vue à un « libéral » ou à un « fondamentaliste », l’affaire sera classée avant même d’être discutée.

Ils se moquent du « fondamentaliste », qui fait forcément preuve de niaiserie ; nous nous moquons du « libéral » qui se laisse abêtir par la culture ambiante. Les deux camps se fabriquent ainsi une image de l’autre et de ses idées ; une image faite de « clichés » ; une caricature bien éloignée de la réalité.

Peut-être devrions-nous réfléchir à la manière dont ces mots sont employés dans la culture populaire. Dans la France d’après-Charlie, le « fondamentaliste » n’est-il pas l’intégriste religieux, le terroriste, l’adepte de la guerre sainte ?  Dans la France d’après-la-crise-bancaire, le « libéral » n’est-il pas le responsable de tous les maux de la société ? La terminologie elle-même est lourdement connotée et invite à la caricature.

Un étiquetage qui permet d’éviter d’avoir à confronter ses idées à celles de celui qui me dérange

Bien entendu, ils évitent d’aller à la rencontre de celui qu’ils nomment « fondamentaliste » et n’ont pas de temps à perdre à lire ce qu’il écrit ou à écouter ses arguments (de toute façon, disent-ils, le « fondamentaliste » n’a pas de réels arguments, puisqu’il ne réfléchit pas). Quant à nous, à quoi bon aller discuter avec ces « libéraux » qui, pensons-nous, ne croient plus en Dieu, et pour qui la Bible est un livre comme les autres.

Bizarrement, les ardents défenseurs du dialogue œcuménique, voire interreligieux, se refusent à tout dialogue avec leurs « fondamentalistes ». Inversement, nous qui sommes prompts à évangéliser, considérons souvent notre « libéral » comme un damné qu’il ne vaut même pas la peine de rencontrer.

Je me demande si, au fond, l’étiquetage de l’autre n’est pas un moyen inavoué d’éviter d’avoir à confronter ses idées à celles qui me dérangent. Je préfère me fabriquer une image de l’autre que de me mettre à l’écoute de sa parole forcément dérangeante.

En conclusion : et si nous allions rencontrer ceux que nous cachons derrière une étiquette ?

Mon plaidoyer se voulait bref. J’aurais pu multiplier les exemples de clichés au sujet de ceux qu’ils appellent « fondamentalistes » ou que nous appelons « libéraux ». Je préfère toutefois agrémenter mon plaidoyer d’un témoignage.

Mon parcours académique me permet de rencontrer et côtoyer des théologiens des deux camps. Je suis évangélique, plutôt conservateur. Je reste profondément convaincu de l’inerrance de l’Écriture, et je crois que toute la Bible est la Parole de Dieu. C’est à la rencontre de ceux qui ne pensent pas comme moi que ces convictions se sont affinées et précisées. Toutefois, mes convictions ont changées sur un point : j’ai découvert que ceux que j’appelais autrefois « libéraux » n’étaient pas ces « monstres athées » que je m’imaginais ! J’ai découvert que derrière le « spectre » que je m’étais inventé, il y avait aussi des hommes et des femmes de foi avec un profond respect pour le texte biblique.

Je ne suis pas le seul à faire un tel cheminement et je rencontre de plus en plus de théologiens qui osent aller rencontrer « l’autre ». Alors, chers amis théologiens, permettez-moi de vous inviter à nous rejoindre. Soyons de ceux qui refusent d’étiqueter ceux qui ne partagent pas notre consensus ! Arrêtons de désigner l’autre par une appellation qu’il rejette et qui ne sert qu’à le dénigrer ou l’ignorer. Partons plutôt à sa rencontre. Allons découvrir celui que nous cachons derrière une étiquette. Nous y découvrirons une réflexion riche et précieuse qui nourrira notre propre réflexion, et peut-être même notre foi.

[1] Voir ici la présentation qu’en fait André Gounelle (qui se définit comme « théologien libéral ») pour la revue Evangile et Liberté.

[2] Cette critique est celle de l’exhortation apostolique post-synodale Verbum Domini (§44), délivrée par Benoît XVI en 2010. La critique fait suite à celle, plus virulente, du document de la Commission Biblique Pontificale sur L’interprétation de la Bible dans l’Eglise (1993). Ce dernier texte trahit une méconnaissance profonde du mouvement « fondamentaliste » et contient des imprécisions historiques déplorables. En caricaturant à outrance la « lecture fondamentaliste de l’Ecriture », ces deux textes magistériels proposent une critique qui manque cruellement de pertinence.

3 Responses

  1. David Vincent

    Bonjour Timothée,

    Merci pour ce post.
    Les termes de « fondamentaliste » et « libéral » sont de toute façon à géométrie variable puisqu’une même personne ou institution peut être fondamentaliste pour les uns et libérale pour les autres. Vaux-sur-Seine, par exemple, est qualifiée de fac fondamentaliste par certains, tandis que les Eglises où j’ai grandi la trouvent au contraire trop libérale.

    Toutefois, je ne pense pas qu’il faille nécessairement abandonner l’utilisation de ces termes, mais plutôt clairement les définir.
    Personnellement, je considère comme « fondamentaliste » toute personne qui adhère à la Déclaration de Chicago (1978) et comme libérale toute personne qui nie la résurrection physique de Jésus.

    Ces deux points me paraissent des éléments assez pertinents (tant historiquement que doctrinalement) pour établir une telle distinction.

    Cela dit, une fois ces catégories établies, il n’y a aucun mépris de ma part envers les théologiens de l’un ou l’autre camp (me situant moi-même entre les deux) et je consulte les travaux aussi bien des uns que des autres. Je pars du principe que chaque chercheur qui travaille sérieusement est susceptible d’apporter des informations pertinentes, peu importe ses idées personnelles.

    Une dernière remarque. Tu dis : « Pourtant, je n’ai encore jamais rencontré de théologien évangélique qui se définisse lui-même comme « fondamentaliste ». »

    Je nuancerai cependant ce propos. En effet, le terme de « fondamentaliste » a lui-même été inventé par des théologiens évangéliques américains et, même s’il n’est pas forcément repris par les théologiens évangéliques français, je crois qu’aucun des théologiens évangéliques français qui approuvent la déclaration de Chicago, ne désavouerait les théologiens américains qui se sont eux-mêmes donnés le nom de fondamentalistes. En ce sens, ils sont bien les héritiers directs des fondamentalistes américains.

    Bonne journée,

    PS : J’apprécie beaucoup ton blog, aussi bien sur la forme que sur le fond.

    • admin

      Bonjour David,

      Merci bien pour ton message et tes réflexions.

      Il est vrai que ce n’est pas tellement l’appellation « fondamentaliste » ou « libéral » qui me dérange, c’est surtout la manière dont certains l’utilisent pour dénigrer l’autre.
      De plus, comme tu le montres, les termes sont employés de manière imprécise, chacun en donnant sa propre définition. Par exemple, il me semble que certains protestants libéraux « assumés » affirment personnellement la résurrection physique de Jésus : par contre, ils ne l’affirmeraient pas comme un dogme immuable que tout chrétien devrait croire. Inversement, je pense être en accord avec la Déclaration de Chicago sur l’inerrance de l’Ecriture (il faudrait que je la relise) ; par contre, je ne suis pas très à l’aise avec le côté séparatiste ou exclusiviste des fondamentalistes « assumés », et par conséquent, je ne me reconnais pas dans ce mouvement. De plus, si l’approche des « Fundamentals » (la série d’essais publiés au début du 20ème siècle) ne me déplaît pas, je ne me reconnais pas dans le mouvement fondamentaliste américain d’après-guerre plus politisé. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que les fondamentalistes actuels se reconnaîtraient dans certaines affirmations des « Fundamentals », comme, par exemple, lorsque James Orr montre que la théorie de l’évolution n’est pas en contradiction avec les récits de la Genèse…
      Personnellement, je me reconnaîtrais davantage comme un « évangélique conservateur »…

      Pour ma part, je préfère donc ne pas utiliser ces termes pour désigner ceux qui ne se définissent pas eux-mêmes ainsi : c’est, à mon avis, offrir une caricature inexacte à des mouvements complexes. De plus, l’emploi de la terminologie me paraît trop fortement connotée, et je ne vois que des inconvénients à son emploi.

      Merci encore pour ton point de vue. Mon post était là avant tout pour susciter la discussion !

      Bien cordialement

  2. Léa Vindex

    Comme la monnaie, la valeur des mots change avec le temps. Il y a quelques années il existait en France une Alliance Baptiste Fondamentaliste, composée de moins d’une dizaine d’églises d’inspiration américaine : l’ABF. Cependant, le « fondamentalisme » ayant acquis une connotation désagréable, quasi-synonyme d’extrémisme violent, de fanatisme, cette petite famille d’églises est aujourd’hui devenue l’Alliance Batiste de France. Ses convictions n’ont pas changé, mais bien certainement il était prudent de changer les étiquettes, tout comme le feront sans hésiter les grecs, si par malheur l’euro étant devenu pour eux monnaie de singes, il leur fallait en sortir.

    Je suis donc de l’avis de David Vincent qu’il faudrait plus s’intéresser à définir ce qu’on entend ici et maintenant par les termes « fondamentaliste » et « libéral », que chercher à savoir si on doit continuer à les employer. Le taux de change, pour prolonger la métaphore, devant être perpétuellement ajusté.

    Qui sont donc aujourd’hui (en France) les évangéliques autrefois auto-étiquetés « fondamentalistes » ? A la louche et à la connaissance, ce sont des chrétiens de conviction dispensationaliste (type Bible Scofield) non charismatiques. A l’opposé, les fondamentalistes français appellent libéraux tous ceux qui ne croient pas à l’inspiration littérale de l’Ecriture. Probablement, la majorité des fondamentalistes comprennent aussi dans les libéraux les évangéliques qui croient à l’évolution : Vaux-sur-Seine et Henri Blocher ; c’est pourquoi, en général, leurs pasteurs sont formés dans des instituts bibliques indépendants.

    Voilà ma perception personnelle de ces deux mots, dans le contexte évangélique français, merci pour cet article qui me permet de découvrir d’autres points de vue.

    Cordialement.