Le papyrus P.Oxy 5575 vient-il « bouleverser la Bible » ?

P.Oxy 5575 (recto)
Source

À la une du numéro de janvier 2024 du magazine Sciences et Avenir on trouve le titre suivant : « Découverte d’un fragment du IIe siècle : L’Évangile oublié qui bouleverse la Bible ». À l’intérieur de ce numéro, huit pages sont consacrées à la publication récente du papyrus P.Oxy 5575 (p. 78-85). Marine Benoît, membre de la rédaction du magazine, responsable de cet article et experte en archéologie a également été interviewée dans un podcast à ce sujet.

Ce papyrus vient-il effectivement « bouleverser la Bible » comme le titre Sciences et Avenir ?

Un papyrus d’Oxyrhynque

Le papyrus dont il est question n’est pas une découverte récente puisqu’il fait partie des dizaines de milliers de papyrus découverts à partir de 1897 sur le site d’Oxyrhynque. C’est en fouillant l’antique déchetterie du site que des archéologues britanniques y ont découverts un gigantesque amoncellement de papyrus anciens. Les plus vieux de ces manuscrits pourraient remonter au 2e siècle avant Jésus-Christ, mais la plupart datent des 3e au 7e siècles après Jésus-Christ. La conservation exceptionnelle de ces fragments de papyrus s’explique par le fait que le site est situé en Haute-Égypte, une région où il ne pleut quasiment jamais.

On trouve de tout dans cette « poubelle » à papyrus : des documents privés, des registres, des lettres, des reçus fiscaux, mais aussi des copies de textes littéraires. Puisque la déchetterie date d’une époque où l’Égypte fut christianisée, il n’est guère étonnant d’y retrouver aussi des copies de textes chrétiens. C’est notamment là que l’on a retrouvé plusieurs des plus anciennes copies du texte du Nouveau Testament, datées des 2e et 3e siècles. Il faut préciser qu’il s’agit de manuscrits très fragmentaires. D’une part, ces papyrus ont été jetés à la poubelle, ce qui suppose qu’ils n’étaient probablement plus en très bon état. D’autre part, en 1500 ans ou plus, ces manuscrits ont eu le temps de se décomposer. Ainsi, chacun des papyrus retrouvés ne contient généralement que quelques lignes du texte biblique.

Parmi les textes chrétiens retrouvés, on compte également des fragments de copies d’évangiles dits « apocryphes ». Ainsi, le papyrus n°1 de la collection (P.Oxy 1), publié en 1898, est un fragment d’une copie de l’Évangile de Thomas, un recueil de paroles attribuées à Jésus qui a probablement été rédigé au 2e siècle.

Depuis la fin du 19e siècle, les manuscrits retrouvés sont stockés à l’université d’Oxford, au Royaume-Uni. Étant donné l’énorme quantité de manuscrits découverts et leur état très fragmentaire, il faut beaucoup de temps pour que les spécialistes puissent déchiffrer, étudier, comparer, dater puis publier « officiellement » ces manuscrits. Plus d’un siècle après leur découverte, beaucoup de papyrus attendent encore d’être sortis des cartons d’Oxford. Le premier volume de l’édition officielle (The Oxyrhynchus Papyri) est sorti en 1898. Le volume 87, dernier en date, a été publié en août 2023.

Le papyrus d’Oxyrhynque n° 5575

P.Oxy 5575 (verso)
Source

C’est au sein de ce volume 87 qu’a été publié le 5575e papyrus d’Oxyrhynque (P.Oxy 5575 ou 87.5575). Il s’agit d’un petit fragment pas plus grand qu’un post-it (3,5 cm de large sur 10 cm de haut) qui, il y a bien longtemps, devait probablement faire partie d’un codex, l’ancêtre du livre.

Sur ce fragment, on peut y lire des mots écrits en grec. Ces mots correspondent à des paroles que le texte attribue à Jésus. Ces paroles sont très proches de ce que l’on peut lire en Matthieu 6.25-33 ou son parallèle en Luc 12.22-30, dans l’ordre du texte de ces évangiles. Néanmoins, il y a de nombreuses variantes de détail par rapport au texte des évangiles. De plus, on trouve, au milieu de ce passage, une parole qui n’est pas dans les évangiles canoniques mais que l’on connaît par l’Évangile (apocryphe) de Thomas.

Le texte de P.Oxy 5575

Sur sa page Academia, Pierluigi Piovanelli propose une traduction française du manuscrit que je reproduis ci-dessous.

Recto

[… il mo]urut (Thomas 63.3 ?).

[Je] vo[us (le) dis : Ne vous in]quiét[ez pas, pour votre v]ie, de ce que vous manger[ez, ni, pour le] corps, de ce dont [vous serez vêtus](Matthieu 6.25a // Luc 12.22 // Thomas 36.1).

[Je] vous (le) dis, en effet : [Si vous ne j]eûnez pas d[u monde,] vous ne trouver[ez pas le Royau]me, et si vous n[e sabbatis]ez pas le mon[de, vous ne trouve]rez pas le Pè[re] (Thomas 27.1-2).

[Regardez les] oiseaux, comme[nt …], et [votre] Pè[re] céleste [les nourrit …]. Vous donc, […] vous v[alez] beaucoup [plus que les oisea]ux (Matthieu 6.26 // Luc 12.24).

Vous […].

[… Considérez]

Verso

[les lys], comment ils p[oussent …], un […] un. Pas mê[me Sa]lomon, dans [sa] gloire n’a ét[é vêtu …] (Matthieu 6.28-29 // Luc 12.27).

[Mais si] le Père ha[bille … l’]herbe qui se d[essèch]e et qui est [je]tée au fou[r…], vous […], vous donc […], ainsi […] (Matthieu 6.30 // Luc12.28).

Car votre Père [sait] que vous (en) ave[z be]soin (Matthieu 6.32 // Luc12.30).

[Ch]erchez [plutôt] s[on règn]e, e[t tout cela vous sera] don[né par surcroît …] (Matthieu 6.33 // Luc 12.31).

Note : Les parties entre crochets sont reconstituées de façon hypothétique. Les références entre parenthèses sont ajoutées à titre de comparaison.

Pour ceux qui lisent le grec ancien, Peter Gurry met à disposition une synopse du texte grec (voir ici).

Un évangile gnostique ?

Il est bien difficile de savoir à quel type de livre appartenait ce petit fragment. C’est comme si l’on possédait une seule pièce d’un puzzle et que l’on devait deviner, à partir de cette petite pièce, ce que représente l’ensemble du puzzle. On peut néanmoins se faire une idée de ce qui figurait sur les deux pages auxquelles appartient le fragment.

Comme indiqué plus haut, il s’agit de citations de paroles attribuées à Jésus. La majeure partie de ces paroles se trouve déjà, avec quelques variantes, dans les évangiles de Matthieu et de Luc. Par ces paroles, Jésus encourage ses auditeurs à ne pas s’inquiéter outre mesure des questions matérielles, telles que la nourriture et le vêtement. Il convient de chercher « premièrement le règne de Dieu » et de faire confiance à Dieu pour le reste. Le message porte sur les priorités du croyant. Mais il s’agit aussi d’une exhortation à faire confiance en un Dieu qui, tel un Père aimant, pourvoit aux besoins matériels de ses enfants. Selon l’avis de la majorité spécialistes, Matthieu et Luc ont, pour ce passage, utilisé une source écrite compilant des paroles de Jésus (la « source Q ») et que l’on date généralement des années 50, soit à peine vingt ans après que Jésus ait quitté la terre. Il s’agit donc d’une tradition très ancienne.

Néanmoins, la particularité de P.Oxy 5575 est d’intégrer, au milieu de ce discours, une autre parole que le texte attribue à Jésus :

[Si vous ne j]eûnez pas d[u monde,] vous ne trouver[ez pas le Royau]me, et si vous n[e sabbatis]ez pas le mon[de, vous ne trouve]rez pas le Pè[re] 

Cette phrase, qui est très proche de la parole 27 de l’Évangile de Thomas, n’a pas de parallèle dans les évangiles canoniques. On peut remarquer que l’auteur utilise le verbe « jeûner » dans un sens métaphorique : il faut « jeûner du monde », c’est-à-dire s’abstenir du monde. Or, on ne trouve aucune référence à une sorte de « jeûne » spirituel ou métaphorique dans le Nouveau Testament (ni, me semble-t-il, chez les Pères apostoliques). Toutes les références au « jeûne » sont faites par rapport à un jeûne de nourriture physique.

De plus, cette parole qui encourage une sorte de « sortie du monde » a pour effet de relire les paroles canoniques de Jésus dans un autre sens. En Matthieu et Luc, Jésus invite à faire confiance en Dieu pour les questions matérielles et à mettre la priorité sur le « Règne de Dieu ». En P.Oxy 5575, ces questions matérielles sont présentées comme étant liées au « monde », c’est-à-dire à une réalité atteinte par le péché.

Ces différentes remarques me font penser que l’on est là face une relecture gnostique (ou « gnosticisante ») des paroles de Jésus. Le gnosticisme est un courant qui s’est développé au sein du christianisme à partir du 2e siècle, notamment en Égypte où il fut très populaire. Une des caractéristiques du gnosticisme est d’opposer le monde spirituel et le monde matériel, perçu comme mauvais. Les gnostiques vont ainsi dévaloriser tout ce qui est « corporel » et chercher à « spiritualiser » la pratique chrétienne. Cette doctrine, contraire à l’enseignement biblique, sera dénoncée comme « hérétique » par des Pères de l’Église comme Irénée de Lyon.  

Un autre texte bien connu compile des paroles attribuées à Jésus d’une manière similaire : il s’agit de l’Évangile de Thomas. Cet évangile apocryphe contient à la fois des paroles attestées par les évangiles canoniques (en particulier Matthieu et Luc) et des paroles clairement influencées par une forme de gnosticisme. Cet « évangile », selon l’avis des spécialistes actuels aurait été compilé, sous sa forme finale, dans la deuxième moitié du deuxième siècle. Il est donc tentant de voir en P.Oxy 5575 un texte similaire, d’une époque similaire.

De quand date ce manuscrit ?

Dater un texte est une chose, dater un manuscrit qui est, probablement, une copie de ce texte (et non le manuscrit rédigé par le compilateur lui-même), en est une autre. À quelle époque un scribe a-t-il pris sa plume (ou son calame) pour déposer l’encre présente sur le papyrus P.Oxy 5575 ?

L’article de Sciences et Avenir, se basant sur des propos de Michael Langlois, indique que l’ « analyse paléographique […] a permis de situer sa rédaction au IIe siècle, voire à la fin du Ier siècle » (p. 80). L’article insiste sur son ancienneté en indiquant qu’il pourrait s’agir du plus ancien manuscrit des évangiles (avec peut-être le P52). Néanmoins, il n’est pas expliqué d’où vient cette datation possible « à la fin du Ier siècle ».

Or, une datation aussi ancienne ne correspond pas à ce qui semble être l’avis majoritaire des papyrologues. Dans l’édition officielle de ce manuscrit, les spécialistes qui ont étudié le papyrus proposent de dater ce papyrus au 2e siècle. Dans un post de blog, Daniel B. Wallace – qui fait partie des éditeurs du manuscrit – précise que ceux qui ont travaillé sur ce manuscrit ont « tous, de façon indépendante, daté le manuscrit à la fin du second voire au début du troisième siècle ».

La datation plus ancienne proposée par Michael Langlois s’explique peut-être par le fait que le P.Oxy 5575 semble avoir été copié par le même scribe que P.Oxy 4009, publié en 1994 dans le volume 60 des Oxyrhynchus Papyri. Ce point est démontré par le spécialiste Brent Nogbri sur son blog. Or, d’après les éditeurs de P.Oxy 4009, ce papyrus semble dater plutôt du début du 2e siècle.

Sauf que, comme l’explique Brent Nogbri dans un autre article de blog, la datation précise de ces deux fragments de papyrus est très difficile. Il indique, par exemple, que le papyrologue Pasquale Orsini date le P.Oxy 4009 non pas au début du 2e siècle… mais au 4e siècle !

L’interprétation que j’ai proposée plus haut concernant l’origine du texte rend peu probable une datation de P.Oxy 5575 avant le milieu du 2e siècle. En effet, s’il s’agit d’une compilation gnostique de paroles attribuées à Jésus, cette compilation ne peut pas avoir été composée avant la première moitié du 2e siècle. Il est peu probable que le fragment retrouvé dans la déchetterie d’Oxyrhynque soit le manuscrit « original » rédigé par le compilateur lui-même. Il est plus probable qu’il s’agisse d’une copie ultérieure sans grande valeur et, donc, qu’elle date, au plus tôt, d’un peu plus tard dans le 2e siècle.

Ce manuscrit vient-il « bouleverser la Bible » ?

P.Oxy 5575 est un manuscrit important à plusieurs titres :

  • Il s’agit de la découverte d’un nouvel évangile « apocryphe », particulièrement ancien, qui compile des paroles attribuées à Jésus.
  • Il pourrait être utile pour la critique textuelle du Nouveau Testament, la discipline qui cherche à établir le texte original du Nouveau Testament à partir des copies anciennes. En effet, P.Oxy 5575 est un manuscrit très ancien qui peut aider à reconstruire les textes de Matthieu 6.25-33 et de Luc 12.22-30.
  • Il peut aussi être utile pour la critique textuelle de l’Évangile de Thomas.

Néanmoins, il ne faudrait pas surestimer l’intérêt de ce petit fragment. Selon l’interprétation que j’en ai proposée, il s’agirait simplement d’un nouvel exemple de compilation gnosticisante de paroles attribuées à Jésus. Ce phénomène est déjà bien connu par les historiens puisque l’Évangile de Thomas en constitue un célèbre exemple. Or, comme l’ont démontré des spécialistes comme John P. Meier, l’Évangile de Thomas n’a quasiment aucun intérêt pour la connaissance du Jésus historique. En effet, les passages de l’Évangile de Thomas qui pourraient éventuellement refléter de « vraies » paroles de Jésus, sont celles qui sont déjà attestées par les évangiles bibliques. Les paroles les plus originales de cet évangile apocryphe sont des inventions qui ne peuvent pas avoir été prononcées par Jésus. C’est le cas, notamment, de la parole 27 de l’Évangile de Thomas que l’on retrouve en P.Oxy 5575 et qui peut difficilement avoir été prononcée par Jésus.

En résumé, P.Oxy 5575 ne vient ni bouleverser notre connaissance des (vraies) paroles de Jésus, ni de la rédaction des évangiles canoniques, ni même de l’histoire du christianisme des premiers siècles. Il vient simplement apporter un éclairage supplémentaire sur la manière dont certains chrétiens gnostiques interprétaient les paroles de Jésus.

Et même si…

Et même si mon interprétation sur l’origine du texte s’avérait erronée ; même si, contre l’avis majoritaire des papyrologues, le manuscrit remontait à la fin du premier siècle ; il ne viendrait pas non plus « bouleverser la Bible ». En effet, tous ceux qui ont un peu étudié les évangiles savent que divers écrits sur la vie et les paroles de Jésus existaient au premier siècle, avant même la rédaction des évangiles bibliques. C’est le cas, par exemple, de la présumée « source Q » que Matthieu et Luc auraient utilisée pour rédiger leur évangile. De façon explicite, Luc introduit son évangile en expliquant que de « nombreuses personnes » ont déjà composé des récits de la vie de Jésus avant lui (Lc 1.1). La suite de son introduction suggère qu’il a lui-même consulté et utilisé diverses sources pour rédiger son évangile (Lc 1.2-4).

Ainsi, si la tradition chrétienne considère les évangiles canoniques comme faisant autorité, ce n’est pas parce qu’ils seraient les seuls récits sur Jésus, ni même les plus anciens. C’est parce qu’ils ont été considérés comme particulièrement fiables historiquement. Mais aussi et surtout parce que la tradition chrétienne a la conviction que leurs auteurs ont été inspirés par Dieu dans leur travail de rédaction. Parce que ceux-ci – et eux seuls – font véritablement connaître « Jésus, le Messie, le Fils de Dieu » (Jn 20.30-31).

Sources et lectures complémentaires