Comment ne pas utiliser le grec et l’hébreu pour l’exégèse biblique…

romerowskiSylvain Romerowski a livré un bel ouvrage intitulé « Les sciences du langage et l’étude de la Bible » (Excelsis, 2011). Ce travail reste peu connu, peut-être à cause de son prix (52 €) ou de sa taille (626 p.). Toutefois, il est, à ma connaissance, sans équivalent en français, sur la question de la linguistique en rapport à l’étude de la Bible. 

En guise d’introduction, l’auteur livre une illustration qui me paraît particulièrement pertinente pour souligner les mauvais usages que l’on peut faire du grec ou de l’hébreu pour interpréter un texte biblique. Je me permet de la reproduire ici :

« À titre d’illustration du présent propos, nous reprendrons maintenant un exemple donné par M. Silva, en l’adaptant au français[1].

Imaginons que nous nous trouvions aux environs de l’an 2840. Le plus puissant des États se trouve désormais situé sur un très large territoire d’Afrique centrale. La vieille Europe et les États-Unis n’existent plus depuis des siècles, détruits par une catastrophe majeure en 2122. Plus personne ne parle le français, et il ne subsiste plus grand-chose de la riche littérature produite en cette langue. Des archéologues fouillant le territoire français viennent de découvrir un petit texte, bien préservé, que l’on peut dater, avec un bon degré de certitude, de la fin du XXe siècle. En voici le contenu :

 Sylviane, qui en avait assez de l’image charmeuse qu’elle donnait d’elle-même, s’embarqua dans un nouveau projet. Elle désirait désormais se cultiver, améliorer ses performances en termes de prise de parole, et se conformer à certaines règles de l’étiquette. Par-dessus tout, elle voulait se consacrer à des causes charitables. C’est pourquoi elle offrit ses services au centre hospitalier local qui recherchait des volontaires pour apporter du réconfort aux patients en phase terminale, parmi lesquels un bon nombre souffraient considérablement depuis longtemps. Les semaines passaient à toute vitesse. Un jour, alors qu’elle était assise à la cafétéria en train de parler avec son chef de service, un inconnu l’aborda et lui dit : « C’est vous qui étiez là hier. N’avez-vous pas vu mon parapluie ? » Elle répondit : « Non ce n’est pas moi ; je ne suis pas venue hier, c’était mon jour de congé. » Son supérieur l’interrogea alors : « Qu’étiez-vous en train de faire hier à cette heure-ci ? » Elle lui dit : « Hier ? Jai repeint ma cuisine ».

Les archéologues connaissent juste assez de français pour se rendre compte qu’ils ont fait là une découverte importante qui mérite de faire l’objet d’une étude sérieuse et approfondie. Ils confient donc ce texte à l’un des plus grands spécialistes de la littérature européenne dans leur pays. Celui-ci rédige alors un article pour l’une des grandes revues spécialisées, dans lequel il fait l’exégèse de ce texte dans les termes suivants :

Nous ignorons si ce texte est un extrait d’un roman, ou bien d’une biographie historique. Il est clair cependant qu’il a été rédigé dans un contexte religieux, au vu de certains des termes qu’on y rencontre : ‘se consacrer’, ‘offrir’ (de même famille que le mot `offrande’), ‘charitable’, et ‘hospitalier’ (qui s’appliquait anciennement aux ordres religieux accueillant des voyageurs ou des indigents).Le nom de la jeune femme dont il est question est hautement significatif. ‘Sylviane’ vient du latin silva qui signifiait « forêt ». Nulle doute [sic], si l’on a affaire à un texte biographique, que les parents de Sylviane avaient choisi ce prénom parce qu’ils aimaient particulièrement les forêts. Ils ont donc dû souvent emmener leur fille en promenade en forêt. Ou bien, si l’on a affaire à un roman, son auteur devait lui-même affectionner les forêts et les promenades dans les bois devaient occuper ses loisirs.

Le texte montre la puissance évocatrice du français de la fin du XXe siècle. Le mot charmeuse vient du latin carmen qui désignait un chant magique, d’où en français le sens « formule magique » pour le nom `charme’, et, pour notre adjectif, « qui exerce une action magique ». Le mot évoque ici le pouvoir de séduction de Sylviane qu’elle exerçait comme un pouvoir magique. Peut-être même son aspect charmeur avait-il été obtenu par quelque pratique occulte. Le substantif était aussi utilisé dans l’expression : se porter comme un charme, pour dire « jouir d’une excellente santé ». Il est clair, d’après le reste du texte, que Sylviane devait être en excellente santé. Le verbe ’embarquer’ évoque le départ pour une croisière en paquebot sur la mer, avec l’idée de quelque chose de nouveau et d’exaltant qui correspond au contexte dans lequel Sylviane voulait débuter une nouvelle activité ; à moins qu’il s’agisse d’une embarcation comme une barque ou un canoë, dans lequel on doit ramer, ce qui suggérerait l’idée de gros efforts, soutenus et persévérants : il en fallait effectivement à Sylviane pour apporter son aide aux malades en fin de vie. Le verbe ‘aborder’, au sens riche, confirme la présence dans le texte d’une métaphore maritime. Il s’utilisait pour le fait d’accrocher un vaisseau pour le prendre à l’abordage, ce qui suggère que Sylviane a ressenti la démarche de l’inconnu comme une agression. Le verbe s’employait aussi pour le navire qui atteint le rivage, l’inconnu étant alors comparé à un navire et Sylviane à un rivage, un lieu d’arrêt : l’inconnu s’est sans doute arrêté un long moment auprès de Sylviane. Le choix du verbe ‘cultiver’ peut dénoter un intérêt de la part de Sylviane pour la botanique. Le mot ‘performance’ était utilisé dans le cadre sportif. Son usage dans ce texte indique que Sylviane considérait son activité auprès des malades comme une compétition sportive et donc qu’elle cherchait à être plus efficace que ses collègues pour apporter du réconfort aux malades.

La mention de la vitesse reflète la culture française de la fin du XXe siècle. Les Français portaient en effet un grand intérêt à la vitesse. Ils avaient réalisé un avion supersonique appelé le Concorde qui était l’avion de transport de passagers le plus rapide au monde. De même, le Train à Grande Vitesse (TGV), lui aussi le plus rapide au monde, constituait le fleuron de la technologie ferroviaire française. Dans notre texte, les semaines sont probablement comparées au Concorde, ou au TGV.

Le mot ‘patient’ est lui aussi riche de signification. Il désignait celui qui sait attendre, ce qui indique que les malades devaient attendre longtemps pour être soignés dans les hôpitaux. De plus, le mot apparenté ‘patience’ désignait la vertu de celui qui sait supporter les désagréments. Ce qui indique que les malades étaient alors mis à rude épreuve : non seulement ils devaient supporter les souffrances entraînées par leur état de santé, mais aussi ils supportaient la médiocrité des services médicaux qui les prenaient en charge, et ils supportaient encore le montant des prélèvements sociaux élevés destinés à financer la sécurité sociale, qui, à ce que l’on sait par d’autres textes, était toujours déficitaire.

Le mot ‘chef’, du latin caput « tête », qui désigne ici celui qui assurait la direction du service dans lequel Sylviane oeuvrait, indique une comparaison avec la tête qui dirige le corps humain.

Il est intéressant de porter attention aux temps verbaux employés dans ce texte. Le passé simple a des fonctions diverses : elle s’embarqua indique clairement la détermination de Sylviane, tandis que elle offrit montre qu’elle l’a fait une fois pour toutes et de manière définitive. Le changement de temps verbal à la fin du récit est significatif. Le chef de service utilise l’expression être en train de faire qui s’emploie pour une action qui est en cours, qui est inachevée et qui dure un certain temps : cela suggère qu’il considérait Sylviane comme une personne lente dans son activité, peut-être même paresseuse. Piquée au vif, celle-ci réplique avec un passé composé (j’ai repeint) qui vise à souligner l’achèvement de sa tâche.

Le lecteur reconnaîtra que la présentation ci-dessus, tout en étant caricaturale, correspond à des manières de commenter les textes bibliques que l’on rencontre dans des commentaires et des prédications. Le problème fondamental, dans ce type d’analyse exégétique, c’est qu’elle méconnaît la manière dont le langage ordinaire fonctionne.

Notre connaissance et notre pratique de la langue française nous fait voir que ce type d’analyse importe dans le texte, par des biais divers, de multiples significations qui n’y figurent aucunement, ou encore qu’elle fait preuve de subtilité excessive en établissant des distinctions illusoires sur la base de la grammaire. Et c’est notre manque de familiarité avec l’hébreu et le grec bibliques qui induisent la tentation de faire de l’exégèse comme dans l’exemple ci-dessus : si nous parlions ces langues couramment, ce genre d’élucubrations ne nous viendrait pas à l’esprit.

De plus, comme le note Silva, lorsqu’on considère le commentaire ci-dessus, on est frappé de constater qu’en réalité, il n’aide en rien à la compréhension du texte. En fait, dans la situation imaginée, une bonne traduction en swahili du XXIXe siècle aurait suffit [sic] à rendre le sens du texte de manière bien plus efficace.

Or, on est d’autant plus enclin au type de démarche illustré ci-dessus que l’on a dans l’idée que, puisque la Bible est inspirée, les textes qui la composent doivent véhiculer une richesse de signification extraordinaire. Il ne s’agit pas ici de dire que les mots de la Bible n’ont pas d’importance, ou qu’on puisse faire l’économie d’une exégèse visant à déterminer quelle est la contribution de chaque mot. Mais Dieu a utilisé, pour se révéler, le langage et la langue des personnes auxquelles il s’est révélé. Il a parlé de manière compréhensible, et, pour ce faire, a utilisé les langues de la manière dont ceux à qui il parlait les utilisaient. Nous ne nions pas non plus que le contenu de l’Écriture est très riche. Mais lorsqu’un discours est riche, on n’a pas besoin d’emprunter le type de démarche ci-dessus pour en dégager la richesse : c’est autrement que celle-ci s’exprime. De même, pour communiquer un contenu très riche, Dieu s’est servi du langage en respectant son fonctionnement normal. C’est pourquoi, au lieu de se lancer dans le genre de considérations dont nous venons de donner des exemples, il faut s’interroger sur la manière dont le langage ordinaire fonctionne, sur la façon dont les mots se combinent entre eux pour donner du sens. C’est le rôle de la linguistique générale, qui observe les phénomènes de langage, de nous apprendre comment le langage fonctionne d’ordinaire (ou de nous en faire prendre conscience). Comme l’a écrit E. Nida : « c’est uniquement en considérant comment on utilise ordinairement le langage dans les contextes d’aujourd’hui que l’on peut pleinement déterminer la portée de l’usage biblique correspondant[2]. »

[1] Moisés SILVA, God, Language and Scripture, Grand Rapids, Zondervan, 1990, p. 11ss.

[2] Eugene A. NIDA, « Implications of Contemporary Linguistics for Biblical Scholarship », JBL 91/1, 1972, p. 73.

Sylvain Romerowski, Les sciences du langage et l’étude de la Bible, Charols, Excelsis, p. 17-21.

[Ces pages sont disponibles en PDF à partir du site de l’éditeur, en cliquant ici].